On n’est ami que quand on a mangé ensemble ?

par | Réflexions culinaires

C’est au Professeur Jean Trémolières, considéré comme l’un des pères de la nutrition moderne en France, qu’on doit cette citation. Cela vous semble radical ou excessif ? A la réflexion, moi non. Explications.

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Faire connaissance à table

Faire connaissance avec l’autre passe très souvent par le fait de partager un repas avec cette personne. Et c’est vrai partout, pas seulement en France où le repas est érigé comme un emblème national qui fait d’ailleurs partie du patrimoine immatériel de l’humanité. Les personnes qui voyagent beaucoup peuvent en témoigner : l’apprentissage d’une culture inconnue démarre par l’observation des manières de table et des pratiques culinaires. Il paraîtrait même que la gastronomie soit un critère essentiel dans le choix des vacances des Français. De la même façon qu’on se familiarise avec une culture en goûtant sa cuisine, partager un repas avec une personne est un des points d’orgue de sa découverte. A fortiori si on fait pénétrer cette personne chez soi bien sûr. Et pas uniquement parce que cela permet de se poser et de prendre le temps de la rencontre, même s’il est vrai que la posture, souvent face-à-face, place d’emblée dans une certaine forme de proximité mais aussi d’intimité vis-à-vis de l’autre (à la différence par exemple d’une sortie au théâtre ou d’une balade en vélo).

Manger ensemble nous dévoile à l’autre : nos expressions et déformations temporaires du visage (sur lequel on peut lire le plaisir ou le dégoût, la voracité ou la tendance à pinailler sur la nourriture), nos bruits de mastication mais aussi nos manières de table et nos façons de manger (la capacité à alterner dégustation et ouverture à l’autre versus la concentration sur son plat, le nez piqué dans l’assiette) n’auront bientôt plus de secret pour l’autre. Cette peur de se donner à voir, de se dévoiler est sans doute la raison pour laquelle il est impossible pour certaines personnes de manger en présence de l’autre. Pour l’avoir vécu récemment, il est difficile d’ailleurs, face à quelqu’un comme ça, de ne pas se sentir exclu de la relation, mis à l’écart et comme répudié. Même sans se parler, partager la nourriture est un langage. Comme le dit si joliment le critique et journaliste Jacky Durand, « la bectance, c’est la petite musique du lien, le bouillon de la complicité, la fabrique du souvenir ». Manger ensemble permet en effet de ressentir conjointement les mêmes saveurs, de partager des émotions, de construire des souvenirs dont on pourra se remémorer la trace quand la nourriture, elle, aura disparu. Pas étonnant dès lors que déjeuner ou dîner ensemble tiennent une place de choix, parfois formelle, dans les rencontres, ni même d’ailleurs que la nourriture soit très présente dans les échanges : sujet de conversation souvent privilégié, elle établit un lien entre convives, un terrain commun pour engager la découverte de l’autre.

Au-delà, partager un repas avec l’autre relève vraiment de l’intime tant l’acte de manger véhicule aussi nos valeurs. Je ne sais pas vous, mais moi je ne pourrais pas être proche que quelqu’un qui ne se nourrit que de liquides. Pourquoi je vous parle de cela ? Parce que je suis tombée il y a quelques jours sur un article édifiant, celui du créateur de Soylent (une boisson qui a vocation à satisfaire nos besoins nutritionnels en rassemblant les 35 aliments nutritifs indispensables à la survie), un jeune homme de 25 ans qui explique « comment il a cessé de manger de la nourriture », ce qui lui a permis de perdre moins de temps à manger, de libérer son corps et d’arrêter de « voir la nourriture comme un sacré tracas » (sic). Je n’arrive pas à comprendre cette pratique qui réduit l’alimentation à une équation, fait appel à des ingénieurs pour optimiser un breuvage et a une vision déconstruite de l’aliment (vu uniquement sous l’angle des nutriments qui le composent). Evidemment, je mesure à quel point cette vision désincarnée de la nourriture est extrême. Mais sans aller jusque-là, je crois néanmoins que j’aurais du mal à être amie avec quelqu’un qui considère que manger est une perte de temps et n’en retirerait jamais aucun plaisir. J’aurais l’impression, je crois, de ne pas partager le même monde que cette personne.

Attention, je ne dis pas qu’on doit nécessairement appréhender la nourriture de la même façon pour être ami,  ni même que manger pareil suffit à faire partie de la même bande, même si le fait que la tablée incorpore la même nourriture soude indéniablement les convives. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les rituels religieux ou culturels qui sont souvent l’occasion de partager des repas, d’instaurer une forme de communion par la nourriture (je vous recommande à ce sujet la pièce Sacré, sucré, salé, mise en scène et jouée en ce moment par Stéphanie Schwartzbrod). Si « produire du semblable » (comme le dit le sociologue Claude Fischler) en partageant la même nourriture est important, partager des valeurs avec ses proches autour de la nourriture me semble tout aussi essentiel : le côté bon vivant et la capacité à accueillir les petits plaisirs de la vie, le fait de prendre le temps pour apprécier et déguster, la tolérance vis-à-vis des goûts de l’autre, l’importance donnée aux sensations versus l’appréhension purement cérébrale ou utilitaire de la nourriture… pour ne citer que quelques-unes de ces valeurs importantes à mes yeux. Plus que le partage du repas, et même si je comprends l’inquiétude que font peser les particularismes alimentaires sur notre capacité à manger ensemble demain (cf les travaux de Claude Fischler sur les alimentations particulières), c’est à mon sens le partage des valeurs qui est essentiel dans le fait de manger ensemble.

Cuisiner pour et avec l’autre

Au-delà de partager un repas ensemble, il me semble que cuisiner pour l’autre permet d’aller encore plus loin dans la proximité et l’approfondissement du lien avec l’autre. Comme le dit avec beaucoup de justesse le chef Jean Imbert « il n’y a rien de plus intime que de faire à manger pour quelqu’un ». En cuisinant, on parle en effet de soi, on se raconte. Choisir de préparer tel ou tel plat me permet de me dévoiler à l’autre, de révéler des facettes de mon identité, de partager avec lui ce qui fait ma singularité et ce qui me tient à cœur. Cuisiner pour l’autre est un langage, qui permet de créer des liens forts et une certaine forme d’intimité avec l’autre. C’est une vraie démarche généreuse et impliquée, engagée même si l’on en croit Brillat Savarin puisque « convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous notre toit ». Cuisiner pour l’autre, ce serait donc dans un certain sens faire en sorte de le rendre heureux, être attentionné et bienveillant à son égard. Jolie définition du lien qui peut unir deux personnes, non ? A condition bien sûr que cela ne soit pas à sens unique et qu’il y ait une réciprocité, cuisiner pour l’autre peut réellement enrichir la relation que j’entretiens avec lui. Cela permet de partager bien plus que de la nourriture.

Et que dire alors de cuisiner avec l’autre !  Que ce soit entre amis ou entre collègues, cuisiner à plusieurs permet d’approfondir la relation en y injectant de la proximité mais aussi du familier, du quotidien. Cela permet de voir l’autre sous un autre angle. Partager avec le plus de fluidité possible l’espace confiné d’une cuisine, décider ensemble des plats à préparer et se mettre d’accord sur la répartition des tâches et la façon de faire avec l’autre sont éminemment sources de rapprochement. La condition à cela : faire sans recette bien sûr ! Il ne s’agit pas de cuisiner l’un à côté de l’autre, chacun plongé dans sa recette et concentré dans son processus, mais de faire ensemble, de collaborer dans l’élaboration du repas. Certains managers ne s’y sont pas trompés, et voient d’emblée l’intérêt qu’il peut y avoir à faire co-construire un repas à leurs collaborateurs : découverte du monde de l’autre, entraide et solidarité, ouverture d’esprit, cohésion….

Cuisiner avec l’autre est une expérience de vie qui n’est pas anodine et nécessite une certaine forme de lâcher prise : il s’agit d’accepter de faire différemment, d’intégrer les besoins et les envies de l’autre dans la préparation du repas, d’accepter d’abandonner à l’autre son pouvoir (ceux qui ont l’habitude de cuisiner seuls le savent bien) pour faire aussi avec ce qu’il propose, d’accepter au final de se laisser toucher et peut-être changer par l’autre. Alors, plus que « on n’est ami que quand on a mangé ensemble », j’aurais envie de rajouter qu’on est ami, on est réellement avec l’autre, que quand on a cuisiné ensemble. Les vertus de la cuisine thérapie, une fois de plus !

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